Jérôme Brézillon

Sans titre | France

Dans les photographies de Jérôme Brézillon, les humains semblent bien peu importants, dans la mesure où la mer, les montagnes et le ciel dominent tellement l’image qu’ils semblent submerger ces petits personnages pas plus grands que des fourmis. Les humains font d’avantage penser aux membres d’une tribu perdue essayant tant bien que mal de survivre à la surface de la terre qu’à une espèce contrôlant l’ensemble de ses ressources. Sur ces photographies, on peut voir le genre de paysages recherches par les humains pour leurs vacances, des paysages qui les ramènent à une époque différente, à une époque où il existait encore un certain équilibre entre ce qu’on appelle la nature et l’homme : un Jardin d’Eden perdu où l’homme était libre de parcourir la terre et de manger les fruits de tous les arbres sans se soucier du travail et des biens terrestres. Mais il existe au sein de ces photographies de petits indices, de discrètes traces technologiques qui suggèrent que l’homme a déjà perdu toute innocence, que d’autres forces sont à l’œuvre, et que le paradis a bel et bien été perdu.

Jérôme Brézillon par Patrick Messina

J’ai rencontre Jérôme Brézillon au journal Le Jour au début des années 90. C’était une aventure collective entre journalistes et photographes : nous arrivions le matin, participions à la conférence de rédaction et partions faire un portrait de Jean-Patrick Manchette ou les photos d’une manif en fonction de nos discussions et de nos choix... Plus tard, j’ai été pris à l’agence Metis, créée par des photographes des grandes années de Libération. Dès que j’y suis rentré, j’ai tout fait pour que Jérôme nous rejoigne, et nous avons bientôt commencé à travailler ensemble, tous les deux, puis en groupe. On se voyait souvent. On parlait de nos photos. On buvait des coups.
En 1994, Jérôme a créé avec Jean-Paul Guadagnin, Denis Darzacq, Laure Vasconi, Gilles Coulon, Michel Bousquet et Bertrand Desprez le premier site internet autour de la photographie : revue.com. C’était un projet très précurseur et là aussi complètement collectif : nous choisissions un thème, chacun partait réaliser sa série et nous mettions les images en ligne. Jérôme aimait travailler avec les autres. Le collectif lui était cher. Pour le travail mais aussi pour l’amitié. Il avait toujours des projets et un enthousiasme débordant pour embarquer avec lui quelques amis. Nous avions été invités à Marseille par binômes de photographes pour faire une exposition et un travail photographique. Jérôme avait fait une série intitulée « Marseille vue de la mer », tandis que la mienne s’appelait « La mer vue de Marseille ».
En 1998, je partais faire des photos tout seul à Tucson en Arizona. Au même moment et comme par un hasard objectif, Jérôme partait à El Paso au Texas. Deux villes de la frontière mexicaine distantes d’au moins 600 kilomètres. À l’époque, nous n’avions pas de portables, pas de mails. Alors, avant le départ, nous avions pris une carte et nous nous étions donné rendez-vous à Rodeo, au Nouveau-Mexique. C’était ça, Jérôme : cette volonté ou cette manière d’être avec l’autre, même au bout du monde. Être avec. Lorsque je suis arrivé à Rodeo, j’ai découvert un endroit désert, au milieu de nulle part, qui ressemblait étrangement aux décors de Paris, Texas : une station-service au milieu de rien, un saloon, quelques baraques. C’était surréaliste de se retrouver là. Jérôme m’attendait au bar, il m’a dit : «Il n’y a rien. Qu’est-ce qu’on fait ?», et il a bientôt ajoute : On prend la route ! Nous sommes ainsi partis faire des nuages de poussière et des photos de ces étendues désertiques brûlées de soleil. C’est pendant Paris Photo 2010 que nous avons commencé à parler de «France(s) territoire liquide» avec Cédric Delsaux et Frédéric Delangle. C’était l’aboutissement de tout ce que Jérôme avait toujours voulu faire, un protocole géant de travail collectif.
Jérôme débordait toujours de projets à partager, et comme «FTL», plus ambitieux, traînait, il nous a adressé ce mail en mars 2011 :

«La France c’est bien beau mais...
J’ai une proposition.
Un projet photographique à 4 : Rendez-vous à Lebanon. Lebanon (Liban) est une petite ville du Kansas qui se trouve être le centre géographique des États-Unis. L’idée serait que chaque photographe parte des quatre coins des USA et se rende à Lebanon. Les quatre villes de départ seraient : Boston, Miami, San Diego, Seattle, toutes à peu près équidistantes de Lebanon, environ 2 700 km.
Je pense qu’il faut poser un dogme.
Exemples :
- Partir tous le même jour.
- Ne pas prendre les interstates (autoroutes).
- Faire des images tous les (plus ou moins) 50 ou 100 km.
- Faire des autoportraits.
- Tous travailler au même format (chambre 4 x 5 ?)
- Faire des portraits.
- Avoir un questionnaire à faire remplir aux personnes portraiturées.
- Ne pas rester deux nuits au même endroit. Etc............................ cela reste ouvert.
Vous pensez quoi ?
J.»

Nous n’avons jamais fait ce projet et c’est finalement FTL qui verra le jour. Fin 2011, Jérôme a participé à sa dernière réunion à la maison. Il avait proposé à Paul Wombell une série de photographies dans le nord de la France sur la crise, à la manière de Walker Evans. Sa maladie ne lui a pas donné le temps de la réaliser. Il nous manque. Sa spontanéité, son enthousiasme, sa sincérité, son calme. La série que nous publions ici est inédite. Elle devait paraître initialement dans un article du Monde 2 sur les paysages français remarquables et touristiques. Sans lui, France(s) territoire liquide n’aurait jamais vu le jour. La mission lui est dédiée.